Jackie Taffanel, Tact

Posted on 3 février 2012

0


Avec Tact !, création de Jackie Taffanel à la Chapelle, on a renoué avec quelque chose. En effet, depuis le départ de la compagnie vers Perpignan (et cela remonte à 10-12 ans, non ?), 1 : nous n’avons eu que très peu l’occasion de voir les pièces de Jackie ; 2 : encore plus rarement dans des salles un peu huppées et 3 : souvent dans des conditions de « reprise ». Or comme il arrive fréquemment que les créations de Jackie soient faites spécialement pour un lieu et soient ambitieuses spatialement/scénographiquement, forcément on perdait pas mal de choses.

Or, pendant près de 15 ans (avant !), c’était la compagnie de Jackie qui rythmait, avec le CCN, la saison de danse de Montpellier. Et même, c’étaient ses affiches qui marquaient le territoire de la danse. Elle ciblait alors sur une imagerie noir et blanc, ma foi, fort bien venue. Avec son départ, on a perdu ce travail-là, même si par moments le Centre chorégraphique le fait… un peu trop par coups médiatiques, il faut bien le regretter (Ce que je veux dire par là, c’est qu’il est désormais assez rare de voir les bobines des danseurs et danseuses d’ici sur les murs… il est vrai que toute une série de lois sur l’affichage sont parues, mais bon, la musique continue à être visible, non ? Vous me direz aussi que les pouvoirs publics demandent – en bruit de fond – aux compagnies de s’institutionaliser, c’est à dire d’être sérieuses et d’arrêter de se montrer comme des « groupes », mais bien plutôt de rentrer dans le format sagement ringard des théâtres d’état. Bref : nous vivons des temps inintéressants).

Donc, création… Tact ! – une fois qu’on l’a vue – est une pièce qui utilise deux sens de ce mot. A la fois son dérivé évident : tactile et le sens plus sophistiqué, lié au social, que l’on pourrait ramener à la courtoisie, la politesse, la décence  : avoir du tact. Dit autrement, on part du toucher et de l’individu pour aller au social… pour suggérer que nous ne sommes pas des machines vivant dans un environnement de machines et agissant vis à vis des autres machines au moyen de connexions wi-fi ! Deux danseuses apparaissent à chaque extrémité d’un plateau bâti en triangle. Au fond, une longue hypoténuse : une table recouverte de papiers et de divers tissus blancs, tous très grands. Au sol, un espace composé de parallépipèdes laineux. Le blanc et le laineux sont un leitmotiv des accessoires. Mais il y a aussi un filet (à papillon), dans lequel une des danseuses se prend et se transforme en goule (ou en cri de Munch ?)

Malgré ce, en général, l’environnement est plutôt doux et accueillant. On peut cocooner, on peut aussi se cacher sous la table, ce que ne manqueront pas de faire les danseuses (il y a notamment un beau passage où ne reste d’une des danseuses que des yeux de braise au milieu d’un environnement blanc). A partir du nid qu’elles se contruisent, les deux danseuses se construisent aussi une relation. Une projection vidéo construit cela aussi en démarrant d’une origine striée de bleu.

Ce qui nous amène à dire : le spectacle a une semi-fin, on pourrait dire qu’il plonge dans la nuit. En même temps, le spectacle n’a pas de début. Les deux danseuses ne sont pas informes, elles sont déjà construites quand elles arrivent. Ce qui revient à dire qu’on ne part pas d’un chaos pour aller dans une construction. On part d’un état existant, on déroule des évènements et on va se coucher pour recommencer.

Pourquoi cette divagation de ma part ? Parce que dans la deuxième partie de la pièce, les danseuses seront trois (le social n’est pas la famille, la société n’est pas un couple !) Et ces trois là, du fait de la danseuse aux yeux de braise (qui se trouve être la goule – il faudra quand même que je me pose la question de son nom !) m’ont fait penser à des divinités grecques. Rappelons que les divinités grecques ont plusieurs niveaux de standing. Et que même au sommet de l’Olympe, on est un peu négligé, voire carrément « gros dégueulasse ». Je ne suis donc pas en train de dire que les danseuses étaient extrêment sophistiquées, je suis en train de dire qu’elles avaient quelque chose de hiératique, de fatal et de « porteuses de destin ». Les Sirènes, les Parques… un peu de ça, oui (les 3 Grâces ? Oui aussi !) Et donc ? Je veux dire : on est dans l’espace politique grec. Tout est destin et tout se construit par notre propre volonté. L’espace du ressenti et de l’intellectuel, l’espace de la dialectique, l’espace de la lutte et de l’amour. On est dans le mental indo-européen, pas du tout dans le mental asiatique.

Il y a beaucoup de danse, avec quelques unissons. Il y a beaucoup les mouvements amples des bras, très Taffanel. Mais il y a surtout « l’esprit de la contemporaine ». Ce que je veux dire par là, c’est que, ce que l’on voit, c’es une pièce qui démarre par quelques mouvements doux, par le toucher de la peau sur la laine, par l’occupation de l’espace dictée, manifestement, par la volonté errante de chaque danseuse. Et puis cela part dans une direction. Mais cela aurait pu être une autre! Comme une totale incertitude, ou plutôt comme la possibilité infinie de chemins de bifurcation. Et l’on voit une composition, on comprend son thème, mais on voit surtout que cela aurait pu être différent. Et cela se sent et cela fait le charme de la chose. C’est très écrit, en ce sens que l’on se doute que les danseuses font quelque chose de précis, de placé : elle savent les unes les autres où elles se trouvent. Mais la pièce aurait pu être toute autre, elle est le fruit d’une inspiration instantanée à un moment donné. La glorieuse incertitude du jazz ? En quelque sorte !

La musique est là-dedans évidemment. A la fois très organique, très mathématique, très machinique. Du Tangerine Dream, composé en live (au sens précédent) par Frank Breitschneider. Elle respire le même état d’esprit mais est, au final, moins tourmentée et moins effrayante que peuvent l’être les danseuses. La vidéo n’est pas loin de ça, mais se finit dans des choses très construites (en anglais, on dirait build, comme dans building), que pour ma part je n’ai pas saisies.

Dernier aspect que je voudrais signaler. C’est une pièce très féminine. Je ne sais pas trop ce que cela veut dire, évidemment… Mais en même temps, je sens bien que ce n’est pas du tout une pièce masculine. Les « valeurs » n’y sont pas. Et la guerre n’est pas dans ce social là.

Pour résumer : une pièce de Jackie, plutôt douce, dont on pourrait parler des heures (car on n’aborde ici que ce qui marque au premier abord… L’analyse du mouvement mérite une deuxième vision, au moins – on pourrait aussi disserter sur les couleurs des vêtements, leur forme, la notion de dénudé, que j’ai trouvé puritaine, ce qui a sans doute une raison (mais est une constante chez Jackie, non ?), etc.) Les trois danseuses sont accordées. Le thème est évidemment d’actualité (mais perdu au fond de notre bruit de fond quotidien – en quelque sorte : c’est un point important en nous que Jackie remonte à la surface). A voir, à revoir… Evidemment, vous aurez compris, c’est une pièce dans le style contemporain… autrement dit, c’est à cent lieues du commercial de supermarché culturel, ça ne peut pas passer à la télé (ça ne peut pas organiquement passer!) Cela peut et doit être vu et revu, comme une musique ou un film un peu intelligent… Mais à cette aune-là, ce sera un film européen, légérement surréaliste… ou alors un passage de la ligne rouge (Terrence Malick) où le soldat égaré caresse les blés.